Ceux qui connaissent José savent que, après l’intelligence artificielle et la logique floue, ses spécialités professionnelles, il s’adonne avec délectation à l’écriture. Il m’a demandé de soumettre aux fidèles de La clé des champs cette nouvelle, ce que je fais avec plaisir!
L’ENFANT
Joseph Aguilar-Martin
18 / decembre / 2012
L’enfant n’a pas attrapé la balle. Son père le gronde gentiment. Il aimerait qu’il soit plus adroit avec le ballon. Il pense que son fils aurait une bien meilleure vie que lui s’il pouvait être un grand sportif. Il n’a pas eu de chance dans la vie. Il ne s’en plaint pas car d’autres ont été bien plus malheureux que lui. Il touchera encore un an de plus l’allocation de chômage. A son âge il a encore une chance de trouver un travail. Il est prêt à accepter n’importe quoi, même moins payé que son emploi antérieur. Pour l’instant il n’est pas encore trop anxieux. Il s’occupe de son fils qui a déjà 7 ans. Il avait 5 ans quand la mère est partie. Ils n’ont pas encore divorcé car c’est une dépense inutile. L’appartement est loué au nom de sa femme, il paye régulièrement le loyer.
Le petit aime beaucoup aller passer des vacances dans la petite maison au village de ses grands parents maternels, morts tous les deux. Depuis la mort des vieux, personne n’a payé l’électricité. Quand ils y vont, ils s’éclairent avec une lampe à pétrole. La maison doit encore appartenir à sa femme, mais il n’en a pas la certitude. Il n’a jamais vu les documents. Depuis son départ, elle n’est plus jamais revenue au village, personne ne l’a vue.
S’il ne retrouve pas bientôt un travail il devra se débarrasser de la voiture, surtout à cause de l’assurance. Alors ce sera plus difficile de faire des escapades au village.
Il faut reconnaître que, depuis le départ de sa femme, les voisins ont été très gentils avec lui. Il s’attendait, au contraire, à ce qu’ils lui reprochent de n’avoir pas su la retenir. Son comportement avec son fils est jugé admirable par tout le quartier. Quand l’entreprise a fermé et qu’il a été au chômage, la solidarité entre travailleurs dans sa même condition a été admirable.
Plusieurs femmes du quartier subitement désœuvrées pour cause de perte d’emploi, se sont proposées spontanément pour l’aider avec le petit. On a l’habitude de voir des femmes seules avec un ou plusieurs enfants en bas âge, mais c’est rarement le cas pour des hommes, ils inspirent spontanément plus de pitié.
A l’école le petit passe inaperçu car la majorité des enfants sont noirs ou café au lait, mais il est le seul à avoir une mère normande. Aucun autre enfant ne peut aller dans un vrai village dans la maison de ses grands parents. Quand il leur parle des soirées à la lumière des chandelles devant un feu de bois, les autres ont du mal à le croire, ils pensent qu’il l’a vu à la télé. Quand il voit un reportage sur l’Afrique il ne peut pas s’imaginer que lorsque son père avait son âge il vivait dans une de ces huttes. Le père lui disait qu’il mettait presque une heure pour aller chercher l’eau au puits. Il posait alors des questions absurdes : est-ce que l’eau du robinet n’était pas bonne à boire ? Il se souvenait que sa mère avait l’habitude d’acheter des bouteilles d’eau en plastique en disant qu’elle était plus pure. Depuis le chômage et le départ de sa mère on buvait l’eau de la ville.
L’usine de produits d’entretien, filiale d’un grand groupe, avait été fermée, suite à une dénonciation des écologistes.
Un matin un 4×4 bariolé de vert, avec des fleurs peintes sur le capot arriva aux portes de l’usine. Avec des haut parleurs ils s’adressaient à qui pouvait entendre et affirmaient que, un kilomètre en aval de l’usine ils avaient décelé une concentration anormale d’acide sulfurique. La rivière qui longe le mur de l’usine est un affluent important d’un grand fleuve. Elle fait un coude prononcé à environ un kilomètre de là. Les produits chimiques s’accumulent sur la rive gauche, et la plupart des plantes meurent. La terre prend une couleur grisâtre qui tranche avec le rose des argiles environnantes et le vert de l’autre rive.
Le directeur local ne bougea pas. Le jour même, un blog sur internet dénonçait l’incurie des industriels et citait cette pollution en exemple. Quelques jours après, le journal local acceptait un article où apparaissait une carte où on pouvait localiser exactement les lieux pollués. Des accusations graves contre le groupe industriel étaient exprimées très clairement. Une longue interview des dirigeants de la filiale française de cette industrie apparut dans Le Monde. On s’attendait à ce qu’ils apportent des preuves du contraire, ou, tout au moins qu’ils s’excusent et promettent d’y remédier sur le champ. À la place, ils accusèrent froidement la direction de l’usine fautive. Le directeur démissionna le lendemain.
Le sous-directeur arrêta le procédé où la fuite s’était déclarée et envoya à la maison mère le devis de la réparation nécessaire, pour la remettre en marche. Il fut licencié pour faute professionnelle en invoquant qu’il n’avait jamais reçu l’autorisation pour prendre cette décision. Un procès s’en suivit. L’usine fut mise en chômage technique. Un mois plus tard on annonçait un plan social, c’est-à-dire le licenciement de 80% du personnel. Ceux qui restèrent devaient travailler à démonter les machines et les charger sur des camions en direction d’un port.
Une entreprise immobilière racheta les terrains de l’usine.
Les ouvriers qui avaient vidé les locaux furent reclassés dans les tâches de démolition du bâtiment. On conserva un hangar qui datait d’avant la première guerre qui fut cédé à la mairie pour y faire une salle de spectacles et une galerie d’expositions. L’usine était le principal employeur de la ville, le taux de chômage local tripla en quelques semaines. Le sous-directeur licencié donna quelques interviews qui parurent sur plusieurs blogs internet et sur un ou deux journaux locaux.
L’enfant est un assez bon élève de CM2. Les voyous se moquent de lui par jalousie. Il a quelques bons amis avec qui il échange des billes et des BD. Les gadgets électroniques entre leur mains n‘ont pas de repos. Surtout, les jeux d’adresse ou de lutte n’ont pas de mystère pour eux. Lui, il préfère emprunter l’ordinateur de son père, un vieux Dell, qu’il hésite à remplacer tant qu’il n’a pas rejoint le monde du travail rémunéré. L’enfant ne saisit pas tout dans le blog de l’avocat du sous-directeur. Il comprend néanmoins qu’on y parle de l’entreprise où travaillait son père. Il y a quelques photos de l’usine et des ruines de celles qui étaient encore debout avant l’aménagement de la halle municipale.
Quand il était en CP la fille du sous- directeur était dans sa classe. Cette année là, il y eut un incident à l’école, un enfant avait la fâcheuse habitude de fouiller dans les affaires des autres, même des adultes: le père de l’enfant soupçonné accusa la maîtresse du vol.
L’année suivante la fille du sous-directeur changea d’école. Il l’a reconnue dans une des photos sur internet, avec sa mère et son père, elle n’avait pas changé. Il a aussi reconnu son propre père sur une autre photo d’un groupe d’ouvriers. Il lui a demandé pourquoi il apparaissait sur internet. Son père a résumé pour lui toute l’histoire de la pollution de la rivière jusqu’à la destruction du bâtiment.
Un autre jour il a demandé à la maîtresse ce qu’étaient des actionnaires. Il a compris qu’ils gagnent beaucoup d’argent. Il a demandé à son père, ce qui l’a bien fait rire, pourquoi il n’était pas actionnaire. Il a senti une certaine amertume dans ce rire. Il ne lui en a plus parlé.
À partir de ce jour il a emprunté l’ordinateur tous les soirs. Son père pensait qu’il jouait aux multiples jeux qu’il était le seul à savoir trouver sur internet, le père regardait la télé pendant ce temps. Plus d’une fois il avait dû se fâcher car l’enfant ne voulait pas aller se coucher. Il était devenu un expert dans la recherche d’informations à travers internet, il n’utilisait pas seulement Google, mais Yahoo, Bing, Babylon et plusieurs autres moteurs de recherche. Il avait des identités diverses pour Facebook, Linkedln. Il avait aussi testé d’autres réseaux comme Google+, Twitter Bebo, Skyrock, Tuenti,….. mais il ne l’avait jamais dit. Il avait fouillé dans les affaires de son père, surtout les documents qui lui avaient été fournis avec l’indemnité de licenciement. Ce n’était pas la somme qui lui avait été allouée qui l’intéressait. Il voulait connaître le nom exact de la compagnie où son père avait travaillé. Il avait entendu dire que quelqu’un avait volontairement défoncé les tuyaux par où passait l’acide sulfurique. Il en avait parlé à la maîtresse. Elle lui avait répondu qu’il ne pouvait pas comprendre ces choses. Cette réponse avait réveillé son amour propre et avait aiguisé sa curiosité.
Un peu avant Noël un cirque s’installa dans la ville, pas loin de chez eux. Leur quartier était légèrement en périphérie et il y avait quelques espaces avec des terrains vagues. Dans le plus grand, près de la rivière, tous les mois il y avait aussi un marché aux puces. Tous les enfants de la ville venaient voir le programme du cirque. Un jour il aperçut la fille du sous-directeur, ils se saluèrent comme font les enfants, sans grandes effusions. Subitement il se souvint du nom de famille de cette petite fille qui avait été dans sa classe. Il se précipita sur l’ordinateur de son père et tapa ce nom. Il tomba sur un site plein de documents photographiés. La plupart des documents portaient le nom « avocat ». Il demanda à son père ce que cela signifiait. Le père ne négligeait jamais de lui donner des explications.
Le père pensait qu’il n’avait pas eu la chance d’avoir des parents instruits et le peu qu’il avait acquis par lui-même, il voulait le transmettre à son fils. Il trouva une image qu’il reconnut comme un plan de l’usine, à cause de la rivière.
C’était une photo d’un document en papier. Au dessus d’un petit carré contigu au grand carré qui représentait le bâtiment conservé, il y avait une croix tracée au crayon.
Les travaux d’aménagement de la halle n’avaient pas encore commencé. La mairie avait collé sur les arbres et certains murs des notes signalant la possibilité de consulter le projet. Il demanda avec insistance à son père d’y aller un mercredi après-midi. L’employé d’urbanisme de la mairie fut très étonné. Il avait cependant l’obligation de suivre la consigne et d’installer les personnes dans un bureau avec le dossier complet. Ils auraient pu être découragés devant le volume de papier. Parmi les premières pages se trouvait le plan d’ensemble de l’usine avant la destruction. La croix tracée au crayon y figurait. L’enfant ne sedécouragea pas. Il se limitait à rechercher les plans, ce qui était facile car ils débordaient légèrement du paquet. En bon observateur, il remarqua que chaque fois qu’il repérait le carré qui représentait le lieu réservé à l’installation municipale, on y trouvait la même marque au crayon. Au bout d’une vingtaine de minutes ils trouvèrent la lecture de ces documents trop ennuyeuse et les rendirent à l’employé.
Aussitôt l’enfant alla retrouver ses copains de jeux. Il proposa d’aller jouer à cache-cache autour du seul bâtiment qui restait debout de l’ancienne usine. Ils trouvèrent des barrières en plastique et des rubans rouges et blancs faciles à traverser. Il alla directement au lieu qui , d’après ses déductions, avait été repéré avec une croix sur les plans. Il y avait une petite construction comme celles qui couvrent les compteurs d’eau. Alors que les autres enfants jouaient à inspecter l’intérieur de la halle, il força la porte en fer. Il dut casser le cadenas avec une pierre. Il y avait, en effet, un compteur d’eau d’une taille inhabituelle. Derrière on devinait des papiers froissés et humides. Il les prit avec soin pour ne pas les détruire. Deux gardiens des travaux avaient remarqué la présence des enfants, ils coururent vers le bâtiment en criant des menaces. Les autres enfants sortirent de leurs cachettes et les gardiens se dirigèrent vers eux. Pendant ce temps il eut le temps de mettre les papiers dans son cartable, qu’il avait eu soin de porter. Il rejoignit tranquillement ses camarades, et partagea la pluie de reproches et menaces que les gardiens leur adressaient. Ils ne paraissaient pas trop méchants, ils en prirent deux par les bras, et, avec bonhomie, les amenèrent hors de l’enceinte. Ils leur conseillèrent alors de ne plus être vus à cet endroit.
Il se dépêcha de rentrer à la maison avec son butin. Il n’y avait presque pas d’images dans ces papiers. Il avait du mal à comprendre ce qu’il lisait, alors il pensa que son père pourrait le faire. Le père fut très étonné de la trouvaille de son fils. Il comprit vite l’importance de ces documents. Il passa la nuit à les lire plus d’une fois. On comprenait assez clairement qu’il s’agissait du complot qu’un groupe d’actionnaires avait mené dans le but de fermer cette usine qui était considérée obsolète. La conséquence attendue fut une forte hausse des actions de la compagnie.
Le matin suivant le père eut l’idée de demander à l’enfant la raison pour laquelle il lui avait parlé du mot « avocat ». Ils regardèrent ensemble les pages du site internet où il avait trouvé ce mot. Le nom de l’avocat du sous-directeur licencié y figurait. Après s’être mis en contact avec cet avocat, l’affaire s’ébruita vite. Les actionnaires qui avaient bénéficié de la hausse avaient tous vendu leurs actions. Ils furent accusés de délit d’initiés. De fortes amendes furent appliquées. Le sous-directeur fut indemnisé en stock options, ainsi que certains autres dirigeants. Aucun des ouvriers licenciés ne fut mentionné.