Archives du 16 juin 2013

L’enfant, par José.

Par défaut

Ceux qui connaissent José savent que, après l’intelligence artificielle et la logique floue, ses spécialités professionnelles, il s’adonne avec délectation à l’écriture. Il m’a demandé de soumettre aux fidèles de La clé des champs cette nouvelle, ce que je fais avec plaisir!

LENFANT

Joseph Aguilar-Martin

18 / decembre / 2012

 Lenfant na pas attrapé la balle. Son père le gronde gentiment. Il aimerait quil soit plus adroit avec le ballon. Il pense que son fils aurait une bien meilleure vie que lui sil pouvait être un grand sportif. Il na pas eu de chance dans la vie. Il ne sen plaint pas car dautres ont été bien plus malheureux que lui. Il touchera encore un an de plus lallocation de chômage. A son âge il a encore une chance de trouver un travail. Il est prêt à accepter nimporte quoi, même moins payé que son emploi antérieur. Pour linstant il nest pas encore trop anxieux. Il soccupe de son fils qui a déjà 7 ans. Il avait 5 ans quand la mère est partie. Ils nont pas encore divorcé car cest une dépense inutile. Lappartement est loué au nom de sa femme, il paye régulièrement le loyer.

Le petit aime beaucoup aller passer des vacances dans la petite maison au village de ses grands parents maternels, morts tous les deux. Depuis la mort des vieux, personne na payé lélectricité. Quand ils y vont, ils séclairent avec une lampe à pétrole. La maison doit encore appartenir à sa femme, mais il n’en a pas la certitude. Il na jamais vu les documents. Depuis son départ, elle nest plus jamais revenue au village, personne ne la vue.

Sil ne retrouve pas bientôt un travail il devra se débarrasser de la voiture, surtout à cause de lassurance. Alors ce sera plus difficile de faire des escapades au village.

Il faut reconnaître que, depuis le départ de sa femme, les voisins ont été très gentils avec lui. Il sattendait, au contraire, à ce quils lui reprochent de navoir pas su la retenir. Son comportement avec son fils est jugé admirable par tout le quartier. Quand lentreprise a fermé et quil a été au chômage, la solidarité entre travailleurs dans sa même condition a été admirable.

Plusieurs femmes du quartier subitement désœuvrées pour cause de perte demploi, se sont proposées spontanément pour laider avec le petit. On a lhabitude de voir des femmes seules avec un ou plusieurs enfants en bas âge, mais cest rarement le cas pour des hommes, ils inspirent spontanément plus de pitié.

A lécole le petit passe inaperçu car la majorité des enfants sont noirs ou café au lait, mais il est le seul à avoir une mère normande. Aucun autre enfant ne peut aller dans un vrai village dans la maison de ses grands parents. Quand il leur parle des soirées à la lumière des chandelles devant un feu de bois, les autres ont du mal à le croire, ils pensent quil la vu à la télé. Quand il voit un reportage sur lAfrique il ne peut pas simaginer que lorsque son père avait son âge il vivait dans une de ces huttes. Le père lui disait quil mettait presque une heure pour aller chercher leau au puits. Il posait alors des questions absurdes : est-ce que leau du robinet nétait pas bonne à boire ? Il se souvenait que sa mère avait lhabitude dacheter des bouteilles deau en plastique en disant quelle était plus pure. Depuis le chômage et le départ de sa mère on buvait leau de la ville.

Lusine de produits dentretien, filiale dun grand groupe, avait été fermée, suite à une dénonciation des écologistes.

Un matin un 4×4 bariolé de vert, avec des fleurs peintes sur le capot arriva aux portes de lusine. Avec des haut parleurs ils sadressaient à qui pouvait entendre et affirmaient que, un kilomètre en aval de lusine ils avaient décelé une concentration anormale dacide sulfurique. La rivière qui longe le mur de lusine est un affluent important dun grand fleuve. Elle fait un coude prononcé à environ un kilomètre de là. Les produits chimiques saccumulent sur la rive gauche, et la plupart des plantes meurent. La terre prend une couleur grisâtre qui tranche avec le rose des argiles environnantes et le vert de lautre rive.

Le directeur local ne bougea pas. Le jour même, un blog sur internet dénonçait lincurie des industriels et citait cette pollution en exemple. Quelques jours après, le journal local acceptait un article où apparaissait une carte où on pouvait localiser exactement les lieux pollués. Des accusations graves contre le groupe industriel étaient exprimées très clairement. Une longue interview des dirigeants de la filiale française de cette industrie apparut dans Le Monde. On sattendait à ce quils apportent des preuves du contraire, ou, tout au moins quils sexcusent et promettent dy remédier sur le champ. À la place, ils accusèrent froidement la direction de lusine fautive. Le directeur démissionna le lendemain.

Le sous-directeur arrêta le procédé où la fuite sétait déclarée et envoya à la maison mère le devis de la réparation nécessaire, pour la remettre en marche. Il fut licencié pour faute professionnelle en invoquant quil navait jamais reçu lautorisation pour prendre cette décision. Un procès sen suivit. Lusine fut mise en chômage technique. Un mois plus tard on annonçait un plan social, c’est-à-dire le licenciement de 80% du personnel. Ceux qui restèrent devaient travailler à démonter les machines et les charger sur des camions en direction dun port.

Une entreprise immobilière racheta les terrains de lusine.

Les ouvriers qui avaient vidé les locaux furent reclassés dans les tâches de démolition du bâtiment. On conserva un hangar qui datait davant la première guerre qui fut cédé à la mairie pour y faire une salle de spectacles et une galerie dexpositions. Lusine était le principal employeur de la ville, le taux de chômage local tripla en quelques semaines. Le sous-directeur licencié donna quelques interviews qui parurent sur plusieurs blogs internet et sur un ou deux journaux locaux.

Lenfant est un assez bon élève de CM2. Les voyous se moquent de lui par jalousie. Il a quelques bons amis avec qui il échange des billes et des BD. Les gadgets électroniques entre leur mains nont pas de repos. Surtout, les jeux dadresse ou de lutte nont pas de mystère pour eux. Lui, il préfère emprunter lordinateur de son père, un vieux Dell, quil hésite à remplacer tant quil na pas rejoint le monde du travail rémunéré. Lenfant ne saisit pas tout dans le blog de lavocat du sous-directeur. Il comprend néanmoins quon y parle de lentreprise où travaillait son père. Il y a quelques photos de lusine et des ruines de celles qui étaient encore debout avant laménagement de la halle municipale.

Quand il était en CP la fille du sous- directeur était dans sa classe. Cette année là, il y eut un incident à lécole, un enfant avait la fâcheuse habitude de fouiller dans les affaires des autres, même des adultes: le père de lenfant soupçonné accusa la maîtresse du vol.

Lannée suivante la fille du sous-directeur changea décole. Il la reconnue dans une des photos sur internet, avec sa mère et son père, elle navait pas changé. Il a aussi reconnu son propre père sur une autre photo dun groupe douvriers. Il lui a demandé pourquoi il apparaissait sur internet. Son père a résumé pour lui toute lhistoire de la pollution de la rivière jusquà la destruction du bâtiment.

Un autre jour il a demandé à la maîtresse ce quétaient des actionnaires. Il a compris quils gagnent beaucoup dargent. Il a demandé à son père, ce qui la bien fait rire, pourquoi il nétait pas actionnaire. Il a senti une certaine amertume dans ce rire. Il ne lui en a plus parlé.

À partir de ce jour il a emprunté lordinateur tous les soirs. Son père pensait quil jouait aux multiples jeux quil était le seul à savoir trouver sur internet, le père regardait la télé pendant ce temps. Plus dune fois il avait dû se fâcher car lenfant ne voulait pas aller se coucher. Il était devenu un expert dans la recherche dinformations à travers internet, il nutilisait pas seulement Google, mais Yahoo, Bing, Babylon et plusieurs autres moteurs de recherche. Il avait des identités diverses pour Facebook, Linkedln. Il avait aussi testé dautres réseaux comme Google+, Twitter Bebo, Skyrock, Tuenti,.. mais il ne lavait jamais dit. Il avait fouillé dans les affaires de son père, surtout les documents qui lui avaient été fournis avec lindemnité de licenciement. Ce nétait pas la somme qui lui avait été allouée qui lintéressait. Il voulait connaître le nom exact de la compagnie où son père avait travaillé. Il avait entendu dire que quelquun avait volontairement défoncé les tuyaux par où passait lacide sulfurique. Il en avait parlé à la maîtresse. Elle lui avait répondu quil ne pouvait pas comprendre ces choses. Cette réponse avait réveillé son amour propre et avait aiguisé sa curiosité.

Un peu avant Noël un cirque sinstalla dans la ville, pas loin de chez eux. Leur quartier était légèrement en périphérie et il y avait quelques espaces avec des terrains vagues. Dans le plus grand, près de la rivière, tous les mois il y avait aussi un marché aux puces. Tous les enfants de la ville venaient voir le programme du cirque. Un jour il aperçut la fille du sous-directeur, ils se saluèrent comme font les enfants, sans grandes effusions. Subitement il se souvint du nom de famille de cette petite fille qui avait été dans sa classe. Il se précipita sur lordinateur de son père et tapa ce nom. Il tomba sur un site plein de documents photographiés. La plupart des documents portaient le nom « avocat ». Il demanda à son père ce que cela signifiait. Le père ne négligeait jamais de lui donner des explications.

Le père pensait quil navait pas eu la chance davoir des parents instruits et le peu quil avait acquis par lui-même, il voulait le transmettre à son fils. Il trouva une image quil reconnut comme un plan de lusine, à cause de la rivière.

Cétait une photo dun document en papier. Au dessus dun petit carré contigu au grand carré qui représentait le bâtiment conservé, il y avait une croix tracée au crayon.

Les travaux daménagement de la halle navaient pas encore commencé. La mairie avait collé sur les arbres et certains murs des notes signalant la possibilité de consulter le projet. Il demanda avec insistance à son père dy aller un mercredi après-midi. Lemployé durbanisme de la mairie fut très étonné. Il avait cependant lobligation de suivre la consigne et dinstaller les personnes dans un bureau avec le dossier complet. Ils auraient pu être découragés devant le volume de papier. Parmi les premières pages se trouvait le plan densemble de lusine avant la destruction. La croix tracée au crayon y figurait. Lenfant ne sedécouragea pas. Il se limitait à rechercher les plans, ce qui était facile car ils débordaient légèrement du paquet. En bon observateur, il remarqua que chaque fois quil repérait le carré qui représentait le lieu réservé à linstallation municipale, on y trouvait la même marque au crayon. Au bout dune vingtaine de minutes ils trouvèrent la lecture de ces documents trop ennuyeuse et les rendirent à lemployé.

Aussitôt lenfant alla retrouver ses copains de jeux. Il proposa daller jouer à cache-cache autour du seul bâtiment qui restait debout de lancienne usine. Ils trouvèrent des barrières en plastique et des rubans rouges et blancs faciles à traverser. Il alla directement au lieu qui , daprès ses déductions, avait été repéré avec une croix sur les plans. Il y avait une petite construction comme celles qui couvrent les compteurs deau. Alors que les autres enfants jouaient à inspecter lintérieur de la halle, il força la porte en fer. Il dut casser le cadenas avec une pierre. Il y avait, en effet, un compteur deau dune taille inhabituelle. Derrière on devinait des papiers froissés et humides. Il les prit avec soin pour ne pas les détruire. Deux gardiens des travaux avaient remarqué la présence des enfants, ils coururent vers le bâtiment en criant des menaces. Les autres enfants sortirent de leurs cachettes et les gardiens se dirigèrent vers eux. Pendant ce temps il eut le temps de mettre les papiers dans son cartable, quil avait eu soin de porter. Il rejoignit tranquillement ses camarades, et partagea la pluie de reproches et menaces que les gardiens leur adressaient. Ils ne paraissaient pas trop méchants, ils en prirent deux par les bras, et, avec bonhomie, les amenèrent hors de lenceinte. Ils leur conseillèrent alors de ne plus être vus à cet endroit.

Il se dépêcha de rentrer à la maison avec son butin. Il ny avait presque pas dimages dans ces papiers. Il avait du mal à comprendre ce quil lisait, alors il pensa que son père pourrait le faire. Le père fut très étonné de la trouvaille de son fils. Il comprit vite limportance de ces documents. Il passa la nuit à les lire plus dune fois. On comprenait assez clairement quil sagissait du complot quun groupe dactionnaires avait mené dans le but de fermer cette usine qui était considérée obsolète. La conséquence attendue fut une forte hausse des actions de la compagnie.

Le matin suivant le père eut lidée de demander à lenfant la raison pour laquelle il lui avait parlé du mot « avocat ». Ils regardèrent ensemble les pages du site internet où il avait trouvé ce mot. Le nom de lavocat du sous-directeur licencié y figurait. Après sêtre mis en contact avec cet avocat, laffaire sébruita vite. Les actionnaires qui avaient bénéficié de la hausse avaient tous vendu leurs actions. Ils furent accusés de délit dinitiés. De fortes amendes furent appliquées. Le sous-directeur fut indemnisé en stock options, ainsi que certains autres dirigeants. Aucun des ouvriers licenciés ne fut mentionné.